Vassiliki: une visionnaire de l`art contemporain
Critique
2004
Eurydice Trichon Milsani

C'est à cette phrase que je pense lorsque j'essaie d'embrasser du regard l'oeuvre complexe et enveloppante “de Vassiliki. L'artiste grecque appartient certes, à une autre génération que le ténor de l'art américain. Depuis déjà des dizaines d'années les avantages du grand format et l'euphorie qui en découle ont complètement conquis artistes et public. Mais ici la dimension ne concerne plus un pan de mur ou même la salle entière d'un musée. Grandiose et populaire, l'oeuvre de Vassiliki embrasse la foule et pénètre le coeur, le faisant vibrer. Pourtant malgré sa dimension, cette oeuvre garde son caractère intime, s' adressant à tout un chacun en particulier. Son exubérance et son accessibilité font que son spectateur se l'approprie immédiatement, sans difficulté, et son action sur lui persévère doucement et longtemps jusqu'à l'entraîner vers une jouissance contemplative. Vassiliki a réalisé ainsi, peut - être sans le vouloir- le rêve d'une autre femme artiste, de nombreuses années son aînée, dont la fraîcheur d'esprit fait autorité encore aujourd'hui: 
Sonia Delaunay qui fut la première à désirer faire déborder l'harmonie et la gaieté de ses toiles bien au delà du châssis et à recouvrir tissus, vêtements et automobiles de ses fameux contrastes simultanés. 


Chez Vassiliki l'orphisme chromatique ne se répand pas sur les objets du quotidien. Sa couleur, primordiale, est l'enveloppe unificatrice d'un monde à part, monté de toutes pièces, d'une cité magique où le public connaît une immersion régénératrice le conditionnant et le retenant comme par sortilège. 
Vassiliki arrive donc à conjuguer l'espace contemplatif d'un Rothko et le lyrisme bienfaisant de Sonia. 


A ces deux références s'ajoute une troisième. On ne peut pas ne pas signaler les affinités de l'art de Vassiliki avec celui des op-artistes , Agam , Sotto , Vasarely. Pourtant on s'aperçoit vite que le propos de Vassiliki est tout autre. Elle emploie certes quelques - uns de leurs artifices - le rythme, la couleur, la musicalité - mais les artistes op se contentent de quelques jeux visuels attrayants et irritants, assez superficiels, tandis que chez elle la répétition excessive et systématique d'un motif géométrique n' en fait qu'une petite part d'un projet dont l'ampleur comporte des paramètres bien plus intéressants. 


Le fait que quelques-unes de ses sculptures, les cyclistes par exemple, ressemblent à de grands jouets exubérants permet encore une dernière association. On pourrait les comparer à quelques figures de Niki de Saint Phalle , en particulier à celles qu'on rencontre dans la seconde partie de son oeuvre, celle des fontaines et des constructions monumentales réalisées avec Tinguely. Pourtant, dans l'oeuvre de Niki, quand on ne trouve plus la critique sociale de ses débuts, les figures isolées relèvent d'un esprit ludique et purement décoratif. Par contre l'oeuvre de Vassiliki ne peut pas être observée “ en pièces détachées “. Elle forme un tout. Par ailleurs, libérée de toute revendication conditionnée par le social, cette oeuvre est toute profondeur et enchantement, invitation au voyage, appel pour se détacher des contraintes du quotidien et se lancer dans une rêverie imaginative... 


Le tout se résume en un nombre restreint d'éléments mis en valeur grâce à une scènographie plus qu'ingénieuse. Vassiliki, comme par le passé dans son oeuvre Cité des croix, a choisi très attentivement ses moyens, limités mais efficaces. Cinq sculptures- figurines, dessinées, modelées et coulées d'abord en plâtre, ensuite en polyester, un motif, le losange, huit couleurs, quelques formes géométriques et un morceau de musique composé par Spanoudakis sur les indications de la plasticienne, voilà l'alphabet très simple de la Cité des jeux. Tous ces éléments ont été adaptés aux contraintes du premier lieu où l'oeuvre fut présentée - à Athènes, dans une usine à gaz désaffectée. 


Dans le jardin, des monocycles et des balanciers, sur la place, le carrousel, dans les recoins, des promeneurs en rotation, dans les espaces clos, Le théâtre d'Arlequin et le Temple des couleurs. Un univers soudé, cohérent, sensationnel, offert au spectateur pour l'envoûter, le guider dans le labyrinthe au coeur d'une histoire qui deviendra la sienne.. 


La Cité des jeux n' est pas à proprement parler une oeuvre. C'est un immense environnement, une mise en scène géante extensionnelle, évolutive, une composition formelle sous l'enseigne du losange, le motif caractéristique qu'on trouve sur le costume du personnage le plus ambigu de la Commedia dell'Arte, Arlequin. Ce motif gai, ludique, enveloppe comme une nappe enchanteresse tout ce monde brillant au même titre que la musique, lente, lancinante et dansante mais aussi imbue de cette mélancolie particulière qui hante les lieux de foire, les cirques et les théâtres ambulants, c'est à dire ces lieux hors du quotidien où le spectateur errant cherche à s' échapper dans le rêve. 


La Cité des jeux comporte de nombreux éléments en plein air: des figures montées sur un grand monocycle, d'autres qui, debout sur leurs balanciers, s' apprêtent à exercer quelques acrobaties, et d'autres encore, tantôt groupées dans un recoin en train de jouer une scène, tantôt éparpillées aux endroits stratégiques d'un parcours ordonné par l'artiste. Toute cette population qui ponctue l'espace extérieur entraîne à une promenade au cours de laquelle le spectateur va de surprise en surprise et se familiarise avec les formes. Pourtant, toutes ces merveilles, surprenantes pour le spectateur, ne sont là que pour le préparer: l'essentiel se passe dans les deux environnements couverts: Le théâtre d'Arlequin et le Temple des couleurs. 
En entrant dans Le théâtre d'Arlequin le motif du losange coloré atteint au délire, On se faufile à travers de gros ballons de toute taille parfois hauts de deux mètres et cette proximité merveilleuse transforme le corps comme dans les récits de Lewis CarolI . C'est au jardin d'Alice qu'on s' égare , où le souvenir de l'enfance se confond avec un sentiment d'émerveillement et d'inquiétude. Après avoir quitté ce champ insolite de ballons on arrive devant une scène dont la dimension nous surprend: son espace démultiplié grâce aux grands miroirs qui l'entourent semble illimité. 


Sur cette scène on retrouve les mêmes sculptures en rotation au rythme de la même musique dont on finit par reconnaître les accents felliniens et qui, comme une rengaine désuète, est porteuse d'une triste gaieté. Tout est coloré et en mouvement, tout semble pousser au plaisir. Pourtant une mélancolie en émane, une sorte de nostalgie poétique qui dérange et séduit. 
Au Temple des couleurs l'ambiance est différente. C'est une immense nef entièrement tapissée du motif connu. Les lignes croisées traversent et animent follement l'espace, les couleurs, toujours les mêmes, compartimentées, sages et violentes à la fois, bouillonnent. La température monte, le vertige atteint une élévation tantrique. Les voix d'une adulte et d'un enfant récitant des vers parviennent aux oreilles de tous ceux qui, installés par terre, paraissent magnétisés par l'incantation du lieu. 
Vassiliki a atteint son but. Elle a piégé son spectateur. Bien que physiquement absente, elle est l'âme qui dirige ses formes, la cadence de ses couleurs aussi bien que les pas de son visiteur, qui finit par faire partie intégrante de son oeuvre. 


La réussite de cette oeuvre tient surtout à sa grande unité. Tous les éléments sont disposés de manière ingénieuse, parfaitement cohérente. Les cinq héros de la Cité des Jeux, figurines filiformes et élancées, versions d'un Arlequin réduit à sa plus simple expression, sont aussi de drôles d'anges à peine sauvés de la chute. La perte de l'équilibre, astuce ludique et menace fatale, se révèle un des thèmes essentiels de l'oeuvre. Mais ce qui porte l'idée de la chute à son paroxysme, c'est la répétition. En effet ces mystérieuses figurines, épigones de mannequins de Giorgio de Chirico, tirent leur force de leur dispositif éminemment répétitif. Ces cinq sculptures “déséquilibrées”, figées et en perpétuelle rotation, semées sur le parcours du spectateur sont vite repérées. Prévues, reconnues, elles sont des leitmotiv captant son attention, le mettant dans un état d'esprit très particulier. Le rôle de la musique est aussi très important. Répétitive, elle souligne les impressions créées par les formes et devient vite familière tout en gardant son caractère étrangement inquiétant. Le spectateur reconnaît sans cesse ces ritournelles qui le pénètrent, le magnétisent, le paralysent. 


Le troisième élément essentiel de cette étonnante machinerie est le mouvement rotatif. Les roues , le carrousel, les figurines tournent infatigablement, incarnant ainsi un sens de l'infini. L'idée de rotation est aussi inhérente aux objets immobiles. Les tambours qui supportent les figurines, les innombrables ballons roulant malgré leur immobilité, représentent tout un monde tournant autour de son axe. Ce mouvement ne donne pas le vertige. Mesuré, redondant, c'est une danse lente et insistante qui a pour but encore une fois de tendre un filet magique autour du spectateur. 

A ces éléments formels il faut en ajouter un quatrième, quasi métaphysique. Le simple fait que ces centaines de mètres carrés de couleur posée n' ont pas été exécutés mécaniquement est troublant. Toute cette surface immense peinte à la main est porteuse d'une vibration et d'une chaleur communicatives. Ce travail quasi automatique qui a atteint la densité, l'épaisseur, l'élan de la prière ne peut que confèrer à l'oeuvre une dimension exceptionnelle. On ne peut pas s' empêcher de penser aux cartes tissées d' Alighiero e Boetti si touchantes et conciliatrices... 

Ce travail manuel, attachant par son irrégularité et son intensité, atteint toute son ampleur énergétique dans le Temple des couleurs. Là, grâce au vide, à la couleur et au motif du losange infiniment répété, une énergie telle se dégage que la nef se métamorphose en un merveilleux vaisseau transportant son passager hors du temps. 
Il paraît que le titre “Jeux “n' a pas été bien compris. D'ailleurs combien de choses sont considérées comme” enfantines “ et pourtant sont tout le contraire! 

J'ai utilisé le mot jeu “, dit l'artiste, “ comme lorsqu'on parle du jeu de la vie. Comment peut-on parler en termes de jeu, de quelque chose qui contient de la tristesse, du désespoir, du risque, le sentiment de la mort... Pourtant on parle du jeu de la vie. C'est dans ce jeu à mille risques que les Arlequins se lancent lorsqu'ils essaient de quitter leur socle robuste pour atteindre la liberté redoutable du vol… 

Cette oeuvre rare par son romantisme et sa séduction intemporelle étonne également par son actualité. Plus que jamais nous avons besoin d'échapper au quotidien comme à l'obsession futuriste d'un certain art contemporain. 
Vassiliki avec une générosité hors pair nous ouvre le domaine du rêve pour y retrouver mélangés, innocence et mélancolie, joie et réflexion, délire et sagesse. Elle réussit à nous soustraire à l'enfermement et à la routine et grâce à son rêve visionnaire, elle nous incite à risquer le vol libérateur de son Arlequin. 


Eurydice Trichon-Milsani
 
Eurydice Trichon Milsani, born in Athens, lives and works in Paris. She is a doctor in Art History and a member of the International Association of Art Critics (AICA). She has worked for thirty years at the educational services of the MNAM at the Centre Pompidou and has taught Contemporary and Modern Art History at the Sorbonne and at the INALCO (national institute of oriental languages and civilisations). She is also an exhibition organiser, and the author of many articles and books, includ- ing Au Musée national d’art moderne and Dufy, both published by Hazan.